CHAPITRE V

Trois jours encore. Et c’était la troisième nuit.

Celle où, avaient-ils enfin décidé, ils prendraient la fuite ou tout au moins tenteraient de le faire.

Koo, esprit simple, ne se posait guère de questions et la spéculation intellectuelle n’était pas son fait. Le brave garçon n’avait qu’une idée : s’évader ! Echapper à jamais à ce navire effrayant et à cet équipage de fantômes glacés plus effrayant encore.

Ygor était bien convaincu de la nécessité de prendre le large. Et cependant en lui quelque chose en murmurait. Sans savoir pourquoi, il redoutait d’éprouver par la suite quelque remords. C’était paradoxal, mais il appréhendait de s’éloigner du capitaine Erik. Il avait l’impression évidemment curieuse de l’abandonner. Non seulement parce qu’il lui devait la vie, et d’avoir échappé à un supplice épouvantable. Mais également en raison de ce qu’il avait découvert, de la souffrance atroce qu’il devinait à présent chez ce personnage hors du commun.

Les deux garçons avaient, comme chaque soir, regagné leurs hamacs respectifs, et ce après une de ces journées mornes, interminables, passées à errer sans but sur le pont, parmi ces hommes froids, muets, aux regards lointains, qui allaient et venaient comme des automates. Pas un mot, pas un cri. Des gestes semblant calculés par avance. Et le plus étonnant d’entre tous, le capitaine Erik, qui paraissait, lui, ne leur donner d’ordres que d’un regard.

On pouvait croire, à bord, que les deux prisonniers (un autre terme eût-il été de saison ?) allaient passer une période de sommeil, comme lors des nuits précédentes. Cependant, inutile de préciser que ni l’un ni l’autre ne dormait. Ils attendaient avec impatience que l’obscurité fût complète pour mener à bien leur entreprise.

Ils avaient minutieusement étudié la question. C’était d’ailleurs assez simple en soi, du moins sur le plan technique. Deux canots attenaient au vaisseau, amarrés à l’arrière. L’un d’eux, plus grand, véritable chaloupe, était l’embarcation par laquelle Erik avait fait son apparition dans le bassin de l’enfer où s’ébattaient furieusement requins et crocodiles. Il avait semblé à Ygor qu’il avait regretté de ne pas être arrivé à temps pour sauver avant les deux condamnés la malheureuse jeune fille servant d’appât aux monstres de la mer, et dont il avait salué en passant la triste dépouille. Bateau trop grand, trop lourd à manœuvrer pour les deux fugitifs, qui se contenteraient du petit canot.

En principe, la nuit, on ne voyait personne sur le pont, hormis le timonier. Faudrait-il l’éliminer ? Koo, venant d’une peuplade à peu près sauvage, et Ygor, après tout qui avait fait son apprentissage de pirate, étaient susceptibles d’éliminer cet homme. Mais – Ygor surtout – ils y répugnaient.

Et puis, non seulement il appartenait à cet équipage qui les avait arrachés aux féroces Hoolks, mais était-ce réellement un homme ?

Un autre élément avait déterminé leur choix de pareille nuit. À la tombée du jour, ils avaient aperçu une terre à l’horizon. Certes, le navire avait fait du chemin depuis le drame, et on devait être très loin déjà de Maxajo. Une île ? Sans nul doute. Quelle qu’elle fût, elle leur semblait le salut, déserte ou non. Car Koo, accoutumé à vivre en pleine jungle, avait assuré à Ygor que, pour peu qu’on y découvrît une source et quelque végétation, il se faisait fort de les faire survivre jusqu’au moment où un vaisseau passant à portée viendrait à leur secours.

Il était tard. Très tard. Ils glissèrent des hamacs, se vêtirent en silence et, pieds nus, évitant le moindre bruit, gagnèrent le pont.

Glissant à plat ventre, tels des reptiles, ils passèrent près du château arrière, impressionnés par la silhouette noire du timonier qui, immobile à la barre, prenait des proportions fantastiques dans les ténèbres presque absolues.

Ils atteignirent le bastingage, l’enjambèrent, descendirent vers l’eau par des cordages, touchèrent la surface, nagèrent quelques brasses jusqu’au petit canot.

Larguer l’amarre, prendre les avirons, ne leur demanda qu’un instant et leur parut un jeu. Et l’embarcation commença à s’éloigner du vaisseau qui semblait grand comme une montagne, enrobé qu’il était des voiles nocturnes.

Ils eurent l’immense joie d’apercevoir, en dépit d’un ciel couvert et sans astres, la forme de l’île déjà repérée. Elle semblait proche, autant que la médiocre visibilité le permettait. Koo s’en réjouit tout haut et Ygor lui souffla de se taire. Et ils souquèrent ferme tous les deux.

Le vent soufflait mais ils ruisselaient, tant sous l’effort de ramer qu’en raison d’une angoisse qui ne les lâchait pas. Ils avaient hâte de mettre une certaine distance entre eux et l’étrange bâtiment.

Ils savaient bien qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

Ygor était tenaillé par des sentiments contradictoires. Il gardait en lui une dernière vision. En quittant l’intérieur du bateau, il avait aperçu, chose unique à bord, un vague rayon de clarté. Il savait bien ce dont il s’agissait. Cela filtrait dessous la porte de la cabine du capitaine Erik. Là où les captives étaient retenues.

Cinq femmes prisonnières !… Là encore Ygor sentait les regrets l’assaillir. Des victimes ! Des victimes auxquelles de façon incompréhensible le capitaine Erik demandait pardon. Et ces malheureuses, lui Ygor ne les abandonnait-il pas ?

Il se disait, avec cette auto complaisance de l’homme en mal de conscience, qu’il donnerait l’alerte, qu’il révélerait la vérité, qu’on volerait au secours des captives du capitaine Erik ! Mais c’était bien insuffisant pour l’apaiser.

Il y avait déjà un bon moment qu’ils ramaient quand Koo fit remarquer qu’on n’était guère plus avancé, et que l’île semblait maintenant plus éloignée qu’au moment où on avait quitté le navire. Ce dernier, par contre, s’était fondu dans le noir et les deux jeunes gens, profondément inquiets, constataient que la brume s’étendait sur la mer, de plus en plus épaisse.

Ils voulurent réagir, ne pas perdre courage, et appuyèrent avec plus d’énergie encore sur les avirons. Ils avaient approximativement repéré la direction de la terre entr’aperçue et pensaient qu’en une heure ou deux, si on n’abordait pas, au moins pourrait-on mieux situer cette île bienvenue.

Du temps passa. Ygor et Koo étaient trempés, bien plus de sueur que des embruns qui les fouettaient. Tout était noir autour d’eux. Plus aucune trace de cette île tant souhaitée. Et ils ne savaient absolument plus où ils en étaient.

Ils échangèrent quelques propos désabusés. Ygor finit par assurer que mieux valait attendre le lever du jour-Là, on se repérerait plus aisément, ce qui était une vérité relevant du truisme. Mais Koo commençait à paniquer.

Ygor, bien que peu rassuré lui-même, tenta de lui remontrer que, de toute façon, cette nuit et ce brouillard étaient peu favorables, qu’ils étaient saufs sur le canot, qu’ils avaient échappé au vaisseau maudit, et qu’un peu de patience leur permettrait de prendre du repos.

— Essaye de dormir, conseilla-t-il.

Lui-même, assez las, s’étendit dans le fonds de la barque. Après tant d’émotions, il éprouvait le besoin d’un peu de repos. Koo, voyant cela, l’imita.

L’embarcation allait à la dérive, avec ces deux êtres inertes, s’abandonnant un peu au hasard en attendant le lever du soleil. Ygor ne tarda pas à somnoler. Et il eût sombré dans un sommeil sans doute profond sans un hurlement de Koo qui le fit se dresser sur son séant :

— Qu’est-ce que tu as ?

Koo était debout et Ygor l’entendait haleter. Il montrait du doigt quelque chose dans le brouillard ambiant, répétant, comme en un râle :

— Le bateau ! Le bateau !…

Ygor se releva mais, debout, ne vit rien. Il tapa amicalement sur l’épaule de son compagnon :

— Allons ! Tu as la fièvre !… Il n’y a rien !… Et le bateau est loin de nous… Au matin, nous apercevrons l’île et nous ne tarderons pas à y aborder !

Mais Koo claquait des dents. Il n’était pas convaincu et d’une voix hachée, il gémit :

— Tu ne veux pas me croire… Mais je l’ai vu… Il était là… là…

Il montrait toujours la même direction dans l’univers ténébreux qui les enveloppait. Ygor secoua la tête :

— Repose-toi, Koo… Nous avons besoin de dormir, tous les deux…

Koo s’assit sur un des bancs du canot. Ygor l’entendait murmurer des mots sans suite. Il pensait que son ami était victime d’hallucinations, ce qui était assez explicable. Mais cet incident lui avait ôté toute envie de dormir et il restait, les yeux ouverts, essayant de classer ses idées.

— Ygor ! Ygor !

Nouveau cri. Nouveau sursaut d’Ygor.

Et cette fois, il vit !

Le navire fantôme était bien là. Dans la brume couleur d’encre qui régnait. Il reconnaissait parfaitement la silhouette, qu’il n’eût plus jamais confondue avec celle de n’importe quel bâtiment. Tous deux, à présent, s’étant instinctivement serrés l’un contre l’autre, voyaient le vaisseau du capitaine Erik, avec son équipage de spectres, sa mystérieuse cargaison de femmes captives, qui piquait vers eux.

— Aux avirons !

Ils se jetèrent sur les rames et se mirent à souquer avec une ardeur frénétique. Pendant un bon moment, ils peinèrent et s’aperçurent tout à coup qu’il n’y avait plus rien, que le navire avait disparu.

Ils respirèrent un peu, quoique demeurant sous le coup d’une insidieuse angoisse. Plus que jamais, Ygor mesurait le pouvoir de cet homme extraordinaire, commandant un vaisseau comme il n’en était aucun autre.

Avait-on échappé pour de bon, cette fois ? Il le souhaitait de toute son âme, sans en être absolument convaincu.

Pendant un certain laps de temps encore, ils ramèrent, un peu au hasard, sans trop savoir dans quelle direction ils allaient, sans autre souci que d’échapper à Erik et à son équipage.

Tout à coup, le vent se leva, déchirant les rideaux de brume. La mer leur apparut alors, ruisselant des paillettes argentées que répandait la lune. Ils purent jeter un regard circulaire, l’horizon étant maintenant dégagé de toutes parts. Seulement ils pouvaient faire deux constatations.

Tout d’abord, le vaisseau mystérieux n’était plus là. Il s’était effacé aussi énigmatiquement qu’il leur était apparu.

Ensuite – et cela ne laissa pas de les effrayer sérieusement –, on ne voyait plus trace de l’île, cette île qui leur était révélée comme providentielle, jusqu’à ce moment où ils devaient admettre qu’elle s’était évanouie, à l’instar du navire du capitaine Erik.

Dans la clarté nocturne, ils se regardèrent, accablés, échangeant par leur seule mimique, l’expression de leur désespérance. Et, désabusés, les jeunes gens se laissèrent tomber au fond de la barque.

Presque aussitôt, la lumière fugitive disparut totalement. Les grandes écharpes de brume retombèrent, enveloppant de nouveau la barque, occultant l’horizon. Ils se retrouvèrent dans cet enfer noir qui ne semblait avoir aucune limite précise.

Du temps encore… Le canot ballotté par les vagues, les deux garçons n’ayant pas le courage de reprendre les avirons. À quoi bon !…

Horrifiés, ils revirent le vaisseau !

Cette fois tout proche et piquant droit sur eux.

Alors la course diabolique recommença. Ils ramaient, parce qu’il fallait ramer, sous peine d’être broyés par l’étrave formidable qui avançait de façon à couper la barque. Ils ramaient, ivres d’épouvante et de fatigue. Mais dès qu’ils croyaient échapper, la haute silhouette noire du navire reparaissait devant eux. Et ils changeaient de cap, et ils luttaient encore. Et toujours, inlassablement, le vaisseau était là. Ils se voyaient au centre d’un cercle effrayant, comme si Erik menait son bâtiment de sorte qu’il enfermait les fugitifs dans une spirale dont ils ne devaient jamais sortir.

Enfin, Koo, d’un geste brusque, rejeta les avirons dont l’un partit à la dérive et, tombant au fond du canot, en proie à une véritable crise de désespoir, il éclata en gros sanglots puérils, comme un enfant.

Ygor, le cœur déchiré, regardait son malheureux compagnon auquel les épreuves connues ensemble l’avaient sérieusement attaché. Et lui aussi se savait à bout de forces, tant sur le plan moral que physique. Lutter ? Etait-ce possible, contre pareille puissance ? Il mesurait à leur juste valeur les exploits fantastiques d’Erik et savait bien à présent que poursuivre pareil combat était parfaitement inutile.

Il se leva et, debout dans le canot, enrobé de ténèbres, sur cette mer redevenue obscure, il vit la forme géante du vaisseau qui avançait impitoyablement.

Il sut, en cet instant, que tout était consommé, que l’évasion était un échec, que de toute façon Erik avait le dernier mot.

Un reste de respect humain lui interdisait de crier au secours. Car c’eut été, de sa part, une abdication, une lâcheté sans doute.

Le vaisseau allait écraser le canot et, pour les deux garçons, ce serait la fin. Ygor eut conscience de tout cela et ferma les yeux, demeurant debout, pour finir comme un vrai marin, un vrai homme.

Et il entendit la voix du capitaine Erik, qu’il eut reconnue entre mille :

— Ygor… Ygor… m’entends-tu ?

Presque machinalement, il répondit :

— Je vous entends, capitaine Erik !

— Veux-tu revenir avec moi ?

Le cœur d’Ygor se serra horriblement. Mais il entendait aussi les sanglots du pauvre Koo. Et ce fut sans doute en grande partie pour le sauver qu’il cria :

— Venez à notre secours, capitaine Erik !

Ce fut rapide. La manœuvre parut bien subtile, qui amena le vaisseau juste contre le petit canot. Et on jeta des câbles, une échelle de cordes. Ygor secoua Koo, le força à se relever, à grimper, à atteindre le pont.

Il faisait encore très noir. Ygor, titubant auprès d’un Koo qui ne valait guère mieux que lui, vit la silhouette de l’homme à la plume noire qui faisait un simple geste.

Il sentit, sur lui, les mains froides des matelots du vaisseau infernal. On entraînait Koo auprès de lui. On les poussa vers une écoutille. Comme dans un cauchemar, on les fit descendre dans la cale et là, après les avoir obligés à se coucher sur le plancher, on leur enserra les chevilles dans des anneaux de métal.

Aux fers !

Hiératique, le capitaine Erik apparaissait, enrobé d’obscur, observant le travail de ses hommes qui enchaînaient les deux garçons coupables d’avoir voulu fuir le navire.

Et au moment où tous s’éloignaient des prisonniers, Ygor entendit la voix morne d’Erik qui prononçait :

— Je suis celui qu’on ne quitte pas !…